Bouillant de culture
Une semaine au comptoir du tiers-lieu
Aude Latarget aime mélanger les gens, et ça se voit. L’épicerie solidaire mixte qu’elle vient d’ouvrir dans les locaux du tiers-lieu Aux Manettes, à Limoux, donne au bâtiment qui l’accueille une fonction de plus, parmi les autres : espace de coworking, FabLab, lieu de concerts et d’ateliers, café associatif… C’est un espace pluriel qui change d’ambiance au rythme de la valse de ceux qui le peuplent. Et dans lequel il faut, pour le saisir réellement, laisser traîner ses yeux et ses oreilles quelques jours. Au cœur de la marmite, on peut savourer, aux côtés d’Aude, le spectacle de la vraie vie…
« On ne s’adresse pas qu’à des personnes identifiées comme ayant socialement besoin d’un petit coup de pouce : on s’adresse à tous et ce qui est intéressant, c’est que tout ce petit monde se mélange ! Parce que c’est ça, la vraie vie ! »
Mardi 10h : Café papote
« Qui
veut un café ?! »
Anne-Cécile sort de derrière le comptoir alors qu’Aline prend
place à une table du café associatif, aux côtés de Nathalie.
Cette dernière est bénévole depuis quelques jours à L’Equipage, l’association qui emploie Aude et qui, depuis 2020, fait souffler
au tiers-lieu un vent de folie grâce aux financements qu’elle
reçoit de la Caisse d’Allocations Familiales. Ecriture, couture, dessin, auto-massage, médiation numérique… les rencontres
gratuites se sont multipliées et les usagers du lieu aussi. Le label
d’« Espace de Vie Sociale » permet notamment de
rémunérer Anne-Cécile Véricel, accompagnatrice à la parentalité
et membre de Sapie, la coopérative qui a créé et héberge le
tiers-lieu, afin qu’elle anime des « Cafés Papote », un temps de rencontre informel ouvert à tous les parents.
Le
programme mensuel du tiers-lieu n’annonçait pas de thème
particulier pour la rencontre du jour : « Parfois
je propose les sujets à l’avance, en fonction des demandes,
précise Anne-Cécile. Le
but, c’est la rencontre des gens avec lesquels on n’aurait pas
l’occasion d’échanger. Ici, on est en confiance pour parler de
soi. »
Aline raconte : « J’ai
eu une petite il y a dix mois et je suis venue au début pour des
trucs de base comme le portage : je ne savais pas comment mettre
l’écharpe ! Le sujet qui me préoccupe maintenant, c’est
que je ne lui ai jamais mis de chaussures et qu’elle essaye de les
retirer dès que je lui en mets ! »
Alors que la discussion s’engage, une nouvelle participante fait
irruption : Aurélie arrive avec sa petite Agathe, huit mois et
de solides baskets lacées aux pieds.
Aude apporte des pommes et des cookies. Une dame entre et demande une connexion wifi : elle rejoint deux autres personnes attablées quelques mètres plus loin avec des ordinateurs prêtés par L’Equipage. Leur usage est gratuit. À la table du Café Papote, la conversation roule sur la différence entre avoir un, deux ou trois enfants. « Attention, à partir de deux, tu es en infériorité numérique », prévient Anne-Cécile sur le ton de la blague.
« Parfois je propose les sujets à l’avance, en fonction des demandes. Le but, c’est la rencontre des gens avec lesquels on n’aurait pas l’occasion d’échanger. Ici, on est en confiance pour parler de soi. » Anne-Cécile
Mercredi 17h30 : Soirée de soutien aux réfugiés
« Nous, la journée internationale des réfugiés, on la fait toute la
semaine ! »
lance Aude en finissant de préparer son houmous. Les premiers
invités arrivent et visitent, sous le grand barnum planté dans le
jardin, une exposition de photos réalisée à la suite d’un stage
d’été au tiers-lieu. Dédiés à l’éloge des différences, les
clichés mêlent des portraits des jeunes du territoire et des jeunes
migrants réunis pour le stage.
Une
voix sort d’une enceinte : « Hello, welcome everybody ! »
Au micro, Christine Ratzel-Togo, la directrice du Centre d’accueil
de demandeurs d’Asile (CADA) de Limoux. Géré par France Terre
d’Asile, il accueille en permanence autour de 80 personnes, dont un
bon nombre dans l’assistance. « On
a accueilli 350 personnes au CADA depuis 2017 »,
explique Christine avant de devoir s’arrêter net, la gorge serrée
par l’émotion. Les applaudissements pleuvent. C’est maintenant
au tour de Mahamadou, 21 ans, arrivé de Côte d’Ivoire il y a
cinq ans, de remercier les Apprentis d’Auteuil :
« Aujourd’hui, chacun de nous a un métier : je suis auxiliaire de vie à
domicile »,
assène-t-il fièrement.
Alors qu’une chorale locale, Les Enchanteurs, commence à entonner des reprises de pop des années 70, l’assistance découvre au buffet des spécialités des pays représentés au CADA. À l’intérieur, une habituée, Elisabeth, est accoudée au comptoir : « J’habite juste à côté, j’ai entendu de la musique et je suis venue voir. » Elle est en pleine discussion avec Alex qui passe un coup de chiffon entre deux encaissements. Responsable de la comptabilité de l’association L’Equipage, il donne aussi de précieux coups de main à Aude, occupée maintenant à couvrir de compliments son amie Hazar, architecte écologique et cuisinière à ses heures, « la bénévole qui nous a permis de proposer à manger ce soir ! » Dehors, un duo de swing maintient l’ambiance dans le jardin plein à craquer.
Alors qu’une chorale locale, Les Enchanteurs, commence à entonner des reprises de pop des années 70, l’assistance découvre au buffet des spécialités des pays représentés au CADA.
Jeudi 19h30 : heures sup au FabLab et soirée jeux
Mélissa
redresse la partie supérieure de sa presse chauffante et découvre
le résultat : une plaque bigarrée a remplacé les rangées de
bouchons de plastique qu’elle avait placés là il y a quelques
secondes. « C’est
pas mal, mais je dois mieux régler le temps de chauffe, je n’ai
pas encore de process :
c’est expérimental »,
confie la jeune trentenaire au milieu du FabLab, l’espace de
création manuelle du tiers-lieu bardé de machines impressionnantes, de l’imprimante 3D à la découpeuse laser. Le lieu accueille des
« repair cafés » toutes les deux semaines, où chacun
est invité à venir apprendre à réparer, gratuitement, ses objets
du quotidien. En dehors de ces rendez-vous, Mélissa peaufine son
projet d’activité économique à partir de récupération de
plastiques refondus en objets du quotidien : des bijoux, des
présentoirs, des meubles…
« Il
n’y en a que pour Mélissa ici, tous les gens viennent pour elle »,
s’amuse Christophe, animateur de l’AciLab, le chantier
d’insertion numérique installé au FabLab. C’est ici que la
jeune femme s’est formée l’an dernier, avant de continuer à
utiliser un coin d’atelier pour lancer son propre projet. D’autres
suivront peut-être : une dizaine de personnes en insertion
professionnelle s’active autour des ordinateurs et des machines
pour parfaire son apprentissage de la modélisation 3D et d’autres
savoir-faire du XXIe siècle.
Dans
le jardin, Emery et son tablier jaune papillonnent entre les jeux en
bois disposés sous le grand barnum. Employé de Lud’Aude, la
ludothèque de Couiza, il glisse ici les règles d’une sorte de
hockey de table, participe là à une partie endiablée de double
flipper.
Près du potager et à l’intérieur du café, trois tables de jeux sont disposées. Parmi la vingtaine de personnes présentes, on reconnaît de nombreux visages présents la veille à la soirée dédiée aux migrants. Aude enchaîne un deuxième soir de présence et commence à sentir la fatigue des heures supplémentaires, mais l’ambiance est très douce. La soirée, mensuelle, est l’une des nombreuses sorties de Lud’Aude hors les murs. Les jeux repartiront à la fin de la soirée. Contrairement aux ouvrages disposés sur les rayons du « Bateau Livre », la bibliothèque en accès libre qui garnit un mur du café.
Dans le jardin, Emery et son tablier jaune papillonnent entre les jeux en bois disposés sous le grand barnum. Employé de Lud’Aude, la ludothèque de Couiza, il glisse ici les règles d’une sorte de hockey de table, participe là à une partie endiablée de double flipper.
Vendredi 12h30 : Café cantine
Sarah
et Luc, coopérateurs à Sapie, s’activent pour finir de dresser
les assiettes. La cuisine est un outil central dans la mission de
L’Equipage : « Une
semaine sur deux, il y a un atelier cuisine, on y apprend des
recettes et on ramène à manger chez soi »,
explique Aude. La semaine suivante, c’est « café-cantine », un repas à tarif unique durant lequel un acteur du territoire est
invité à se présenter ou à présenter sa structure aux usagers
habituels du lieu.
Devant la vingtaine de convives du jour, attablés sous le barnum du jardin, Yasin prend la parole. Employé par France Terre d’Asile, il est arrivé en France fin 2020 en provenance d’Afghanistan, et tient à démonter les idées reçues sur les exilés : « Est-ce que vous savez quels pays accueillent le plus de migrants ? D’abord la Turquie, la Colombie, l’Ouganda, le Pakistan, puis l’Allemagne. »
Mardi 14h : Atelier couture
« Virginie, tu as déjà posé une fermeture éclair ? »
demande Isabelle en préparant une des trois machines à coudre de
l’Equipage. Face à elle, Frédérique est venue avec sa propre
machine, dont on lui a fait cadeau récemment. Objectif de l’atelier
du jour : « Une
trousse avec une fermeture éclair, et si on a le temps on fera un
autre type de trousse, pour ranger les écouteurs »
explique Isabelle, qui a lancé sa boutique de créateurs en
centre-ville de Limoux et propose ces ateliers mensuels depuis un an
et demi.
Au
comptoir du café, Martine remplace Aude au service. Elle est là
pour quelques jours de bénévolat. Dans le jardin, Alexandra et
Ramiro ont emprunté un ordinateur pour prendre leur cours de
français en ligne. À l’intérieur, l’atelier bat son plein :
« Le
surjet, pourquoi on le fait, les filles ?
Pour pas que ça s’effiloche !
Les industriels ne le font pas, mais moi je veux vous apprendre à
bien coudre ! »
Claudine, une habituée de l’atelier, arrive trop en retard pour se
lancer dans une trousse. Frédérique, elle, n’est pas sûre d’en
venir à bout : « Il
va me falloir des années à ce rythme-là !
souffle-t-elle.
Avant d’ajouter en riant : Mais
c’est un tel plaisir de venir à l’atelier ! »
Aude revient au moment où le rire se propage à la table : « Ça
fait plaisir de voir ça, les gens sont enchantés en repartant de
l’Equipage ! »